mardi, juillet 18, 2006

Un vieux fermier sympathique et attentionné (Partie 3)

Le vieux fermier me mentionnait que vers le milieu des années trente, au même moment où tous ressentaient encore les effets néfastes de la crise de 1929, son père arrivait, malgré tout, à tirer l`épingle de la botte de foin pour nourrir et entretenir adéquatement tous les membres de sa grande famille en cultivant plusieurs hectares d`orge, de blé et de maïs.

Chacun donnait un coup de main en étant assigné à une tâche bien précise. Pour être l`aîné de la famille, monsieur Lamoureux, Victor de son prénom, se devait d`assister le paternel dans tous les travaux sur la ferme. Grand gaillard qu`il était, à l`avenir assuré pour être l`héritier de la plus grande et généreuse terre du canton, il croyait dur comme fer d`être le meilleur soupirant pour Gisèle, la cokinette du village.

Cependant, même si Albert était lui aussi un fils aîné de fermier mais avec un avenir moins prometteur, il avait un atout dans sa poche que nul autre prétendant ne possédait, et il était de taille! Avec sa belle gueule d`ange aux yeux bleu pacifique et le verbe facile et abondant, il était, selon monsieur Lamoureux, le parfait entourloupeur au charme irrésistible...

Assis devant ce vieil homme, les deux coudes sur la table et le menton appuyé sur mes mains, j`étais désormais complètement suspendu à son histoire. Il me mentionnait que les saisons passèrent mais sans que la rivalité l`opposant à Albert ne diminue. Comme deux chats effarouchés, un simple regard de travers devenait l`étincelle qui suffisait à remettre le feu aux poudres. Leur comportement hostile en était devenu la risée de tous. Et, pour les corriger de leurs péchés, leur paternel respectif les châtiait d`une correction que les pauvres n`oubliaient pas d`aussitôt. Mais, même avec des volées de coups données par une main de fer pour ne plus être capable de s`asseoir sur une chaise de bois pendant plusieurs jours sans grimacer ni hurler de douleur, rien n`y faisait. Car, dès que Gisèle réapparaissait sous leurs yeux, grands et ronds, arborant un doux sourire aux lèvres joliment colorées coquelicot, l`oeil en coin et la paupière un peu baissée, ils ressentaient, à nouveaux, une animosité réciproque qu`ils n`arrivaient à peine à dissimuler ni à contrôler!

«Et alors! Qu`est-il arrivé, par la suite?», lui demandais-je impatiemment comme un gamin désireux de recevoir son cadeau le matin de Noël. Monsieur Lamoureux semblait rêvasser et fixa dans le vide. Puis, après avoir nonchalamment sapé le reste de crème qui flottait au fond de sa tasse comme s`il s`agissait d`un élixir de vie, il leva la tête vers moi, me regardait droit dans les yeux et me répondit: «c`est la Circonscription de 1942 qui mit un terme à nos rivalités!».

Monsieur Lamoureux me racontait qu`Albert et lui avaient été enrôlés la même journée et au même moment. C`était pendant qu`ils se chamaillaient, encore une fois, comme des vauriens dans une ruelle derrière le Magasin général sous les yeux horrifiés de Gisèle. Deux soldats Anglais les avaient aperçu et les interpellaient sous les ordres pour les embarquer, contre leur gré, dans un train qui les attendait à la gare. Ni l`un ni l`autre, comme tous ceux qui furent enrôlés cette journée-là, n`avaient jamais mis les pieds à l`extérieur de leur patelin et n`étaient encore bien loin d`avoir une idée globale de la guerre et de ses atrocités. Mais, pour être des jeunes hommes dans la force de l`âge, vigoureux et téméraires, ils étaient tous, malgré tout, désireux de découvrir de nouvelles expériences et de nouveaux horizons.

Un silence de mort s`était soudainement installé dans la pièce. Je regardais mon invité tripoter nerveusement sa petite cuillère. Tout d`un coup, il me jeta un regard inquisiteur et m`interpellait à haute voix ce qui me rappelait celle de mon père lorsqu`il découvrait mes mensonges de petit calibre: «tu dois te demander ce qu`est devenue Gisèle après notre embarquement?». Surpris qu`il ait lu mes pensées et désireux de connaître le déroulement d`une histoire à l`incidence incertaine, j`acquiesçais timidement d`un hochement de tête. Alors, sans plus tarder, il me répondit sur un ton sarcastique: «comme il ne restait plus un jeune homme en santé à mille lieux, et pendant qu`Albert et moi, nous combattions dans les fourrées des vieux pays, Gisèle avait trouvé preneur en la personne du fils du notaire du village. Réputé comme un être craintif et inquiet de tout et de rien, il était aussi aveugle qu`une chauve-souris! Mais, leur union n`eut fait long feu... Car, l`on me rapportait dans une correspondance que la pauvre mourut le jour où elle accoucha de son premier enfant!».

Monsieur Lamoureux m`informait de surcroît que, dès leur retour au pays, tout était devenu différent entre lui et Albert. La guerre leur avait infligé une grande plaie qui ne se refermera que dans la mort! Sans pour autant redevenir les amis insépables qu`ils étaient avant la venue de la fulgurante Gisèle, ils continuèrent à se fréquenter pour se remémorer leurs bons souvenirs d`enfances tout en évitant adroitement d`aborder les événements tragiques de la guerre.

(à suivre...)


Le Chat botté,


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